CHAPITRE VI
Un concert de grognements suivis de glapissements comme si tous les fauves de la jungle s’étaient donnés rendez-vous autour des débris de l’astronef.
Barka ajoute :
— J’ai reconnu des tigres et même un carcal qui était là lorsque vous vous êtes endormis… Il s’est éloigné environ une heure plus tard… et c’est alors que les autres sont venus.
— Ils n’ont pas essayé d’entrer par la brèche ?
— J’ai dû me servir deux fois de mon fulgurant.
— Ces fauves sont sans doute en train de manger ce qui reste de l’entité humaine qui gouvernait l’Astronef du Pouvoir… Dommage, car j’aurais voulu voir sous quelle forme elle se présentait.
Avec un soupir, je me dresse.
— Pouvons-nous sortir par la brèche ?
— Oui…, mais en furetant, j’ai découvert un sas. Au bout de la coursive, et aussi comment le faire fonctionner. Seulement, je n’ai pas voulu ouvrir la seconde porte avant de t’avoir réveillé.
— Tu as bien fait.
Galdar dort toujours. Malgré ses craintes, elle a fini par succomber au sommeil, mais nous ne pouvons pas la laisser sans surveillance à cause de la brèche et aussi des Dravons.
De la tête, je désigne la salle de l’ordinateur à Barka :
— Que deviennent les singes ?
— J’ai dû me servir trois fois de mon fulgurant contre eux. Maintenant, ils en ont encore pour une bonne heure avant de sortir de leur ankylose.
Eux, je me fiche de ce qui peut leur arriver. Par contre, je m’agenouille à côté de Galdar. Je ne la secoue pas aussi rudement que Barka l’a fait avec moi, je me contente de lui soulever doucement la tête et de lui caresser le front…
Brusquement, elle ouvre les yeux en sursautant :
— Que se passe-t-il ?
Un subit effroi dans son regard qui se calme presque tout de suite dès qu’elle m’a reconnu.
— Gil… C’est vous… Oh ! je me souviens…, les Maîtres…
— Il n’en est plus question, pour le moment.
— Vous en êtes certain ?
— Ils ne se sont pas encore manifestés… Nous allons sortir.
Elle se lève, puis nous suivons Barka jusqu’au sas. Il ouvre la première porte, puis la seconde à l’aide d’un volant qu’il fait tourner à la main.
Tous deux nous tenons nos fulgurants et c’est une chance car, sur notre droite, nous apercevons immédiatement un énorme tigre qui relève la tête en grondant…
Dans un réflexe immédiat, il fonce sur nous et nous le foudroyons au moment même où il amorce son bond… Il s’écroule, mais sa femelle vient à la rescousse et nous devons l’abattre aussi, avec ses trois petits.
Nous les avons surpris en plein repas…
A l’extérieur, l’Astronef du Pouvoir s’est complètement disloqué sous le choc. Une large brèche s’est ouverte dans son flanc, le flanc correspondant au coffrage que j’ai attaqué avec mon aiguille de feu-intense…
Et ce coffrage contenait bien de la chair… Assez de chair pour que les fauves de la jungle aient pu se repaître toute la nuit.
Maintenant, il ne doit plus rester grand-chose à l’intérieur, en dehors de larges traînées de sang… Galdar frissonne et Barka remarque :
— On ne voit aucune trace d’os.
C’est exact… L’être, car à l’origine il devait s’agir d’un être humain, était devenu invertébré… Une vulgaire masse de chair entassée dans un coffrage métallique… Il n’y a même pas trace de crâne à l’endroit où il aurait dû se trouver et qui est nettement reconnaissable dans une déchirure de la coque.
Autour de nous, ce n’est pas la jungle, comme je l’avais imaginé cette nuit, mais une forêt à la végétation luxuriante… L’Astronef du Pouvoir, est tombé dans une sorte de clairière.
Pour le moment, ce n’est pas le paysage qui importe. Barka fixe toujours les débris de l’ordinateur en secouant la tête :
— Une machine vivante… Une machine humaine…
— Oui… En tout cas, d’un cerveau humain greffé sur suffisamment de chair pour l’alimenter et l’irriguer de sang.
— Rien qu’un cerveau ?
— C’est possible… Je pense que, au dernier survivant des transports spatiaux en forme de pyramide tronquée, c’est lui qui a incité les membres de l’expédition de secours à lui donner une de ces pyramides comme tombeau.
— Oui, s’exclame Galdar. C’était en quelque sorte le chef. Il faisait transporter à son bord tous ses compagnons au fur et à mesure de leur mort.
— A mon avis, celui-là avait survécu trop longtemps pour ne pas s’en être tiré… Je parierais même ma tête qu’il a joué la comédie aux sauveteurs… Que tous les hommes du camp ont joué la comédie… Ils devaient posséder une extraordinaire force psychique et ils s’en sont servi… Rien ne s’est sans doute passé dans cette vallée comme votre grand-père et ceux qui l’accompagnaient l’ont cru…
— Que voulez-vous dire ?
— Pour eux, la visite à la vallée et la rencontre avec les hommes de Dudwal n’a été qu’une sorte de rêve qu’on leur a mis dans la tête et qu’ils ont pris pour la réalité.
Barka fait la moue :
— Tu crois que les membres de l’équipage n’étaient pas morts quand on les a enfermés dans leurs vaisseaux ?
— Je pense qu’ils n’y ont même jamais été enfermés… Ce sont les hommes de Lorgra qu’on a endormi au moment où ils sont arrivés. Les Dudwaliens devaient être tous d’un niveau scientifique extrêmement avancé, infiniment plus avancés que les savants d’une colonie encore relativement jeune, après tout… Je vais même plus loin, plus avancés que la science de Terre O aujourd’hui.
— Il ne s’agissait donc pas de naufragés de l’espace, mais de conquérants ?
— Qui ont mis plus d’un siècle…
— Le temps ne fait rien à la chose. Ils n’en ont peut-être pas la même notion que nous… Une fois devenus Astronefs du Pouvoir, ils sont peut-être immortels…, et puis tout dépend de leur nombre lorsqu’ils sont arrivés sur Lorgra.
— Quatre pyramides.
— Qu’est-ce que ça prouve ?… A bord de notre Rihan, nous sommes quatre. Les plus grands avisos de la Garde Spatiale n’embarquent jamais qu’une dizaine d’hommes à la fois… Dans l’espace, on ne joue jamais sur le nombre. Et puis combien de femmes avaient-ils avec eux ?
— De toute façon, les hommes et les femmes qui ont débarqué il y a cent trente ans sont morts aujourd’hui.
— Physiquement oui, mais…
— Mais quoi ?
— Les cerveaux ont très bien pu survivre aux corps… Au fond, ce n’est qu’une question d’alimentation, donc de technique…, à condition d’avoir approfondi la question longtemps à l’avance. Où en était la science de Dudwal lorsque ces quatre pyramides sont parties dans l’espace ?
— Evidemment…
— D’autre part, les techniciens de Lorgra n’ont rien compris aux pyramides tronquées. C’est peut-être tout simplement parce qu’ils n’ont pas pu les examiner…, et cela déjà dénote une puissance qui dépasse de très loin celle dont nous disposons. Les armes mentales sont les plus redoutables…
— Si tu es dans le vrai, nous sommes en présence d’une menace formidable.
— C’est mon avis, et c’est ce que le père de Galdar avait deviné lorsqu’il l’a envoyée chez l’Araucan pour contacter un officier de la Garde Spatiale… dont il était lui-même un agent. Seulement, rien n’est clair dans ma rencontre avec Galdar, ni logique. L’Araucan a dû s’en mêler en nous faisant avaler quelque drogue. Galdar ne se souvient pas de mon visage et je ne me souviens pas du sien. Par contre, sa voix était suffisamment précise dans ma mémoire pour que je la reconnaisse au premier coup. Ensuite, les Maîtres me croyaient mort et l’affaire du message ne correspond pas à mes souvenirs. Selon moi, c’est après avoir vu Galdar que je serais entré pour la première fois dans Lorgra-ville 1. Selon Galdar, j’aurais reçu ce message un mois avant de la rencontrer…
J’esquisse un sourire :
— Et il y a plus étrange encore. Comment se fait-il que la Garde Spatiale n’ait pas envoyé un nouvel émissaire à un agent dont elle n’avait plus de nouvelles depuis plusieurs mois ?
— Elle l’a peut-être fait…, et ses émissaires ont pu être interceptés.
Possible… La Garde ne restera pas sur un échec… Une flotte importante risque de se pointer sur Lorgra d’ici peu et ce sera très mauvais pour nous, quoique mon vaisseau soit difficilement reconnaissable sous les apparences lamentables d’Orion IV.
En ce moment, le représentant des autorités du port a dû monter à bord pour commencer l’inventaire des marchandises qui lui ont été annoncées… Des machines-outils et des armes en provenance du Mondir que nous avons arraisonné dans l’espace il y a dix jours.
Je n’aimerais pas que la Garde Spatiale vienne fourrer son nez dans nos transactions et ça complique tout. Me voilà partagé entre deux sentiments : mon désir sincère de venir en aide à Galdar et celui de repartir le plus rapidement possible dans l’espace, à bord de mon Rihan. Car dans l’espace, je serais hors d’atteinte.
Avec un vaisseau de la classe de mon Rihan, un pirate n’est vulnérable qu’à terre. Et nous sommes à terre… Un instant, je caresse la fausse verrue de mon poignet… Je suis tenté d’appeler mon vaisseau à notre secours…, mais mon regard se pose sur Galdar dont le visage est défait.
Ça suffit pour que je décide de continuer.
— Bon… En premier lieu, il faut que nous nous repérions et, pour cela, le plus simple est de grimper jusqu’au sommet de ce qui reste de l’Astronef du Pouvoir.
Facile avec mon compensateur de gravité, mais, avant de m’élancer, je prends Galdar dans mes bras.
— Vous avez plus de chance que moi de vous y reconnaître.
Elle ne proteste pas… Nous montons lentement et je la sens contre moi… Si je me penchais, je pourrais atteindre ses lèvres… Elles me tentent terriblement.
— C’est vrai que j’ai été aussi correct que cela chez l’Araucan ?
— Je vous le jure.
— Ça finira par me faire admettre contre toute logique que ce n’était pas moi…
Je ris et nous prenons pied sur la terrasse supérieure de l’astronef. Galdar se dégage de mes bras… On dirait qu’elle est émue… Moi, mon cœur bat à tout va.
— Nous n’avons peut-être plus très longtemps à vivre, Galdar ?
Son regard se trouble légèrement et j’ajoute :
— Vous êtes belle…, très belle…
Brusquement, c’est irrésistible et mes lèvres accrochent les siennes. Tout de suite, elle répond à mon baiser… C’est quelque chose d’inouï, mais qui ne dure malheureusement pas. De nouveau, elle se dégage, violemment cette fois.
— Comment pourriez-vous croire à ma sincérité après ce qui s’est passé la nuit dernière.
— J’ai déjà oublié la nuit dernière.
— Pas moi… Je pense sans cesse que je peux toujours être téléguidée par les Maîtres.
— Certainement pas. Votre Maître, c’était l’ordinateur qui nous a emmenés. Vous êtes donc libérée et votre père aussi…, comme des tas d’autres gens dans Lorgra-ville 1.
— Je le souhaite.
N’empêche qu’elle ne revient pas se blottir dans mes bras et, d’ailleurs, depuis le sol, Barka nous crie :
— Alors ? Qu’est-ce que vous voyez.
C’est un rappel à la raison car, en ce moment, pour nous chaque minute est précieuse si nous voulons sauver notre vie. Ensemble, nous inspectons le paysage… Pas de ville en vue… et la forêt qui nous entoure ne ressemble en rien à la jungle qui entoure Lorgra-ville 1… Une forêt touffue et prolifique comme on en trouve dans toutes les zones équatoriales.
Soudain, par une sorte de trouée entre les arbres, j’aperçois la mer… Galdar l’a vue aussi et sa main se crispe sur mon bras.
— Mon Dieu… Nous sommes sur le continent Nord !
— Vous en êtes certaine ?
— D’après la position du soleil, c’est indiscutable.
Et sans moyen de regagner le continent Sud par nos propres moyens… J’émets un long sifflement dubitatif, puis je reprends Galdar dans mes bras :
— Accrochez-vous à mon cou.
Elle le fait sans hésiter et, après avoir branché mon compensateur de gravité, je saute. Barka nous attend et me fixe d’un regard interrogateur.
— Nous sommes sur le continent Nord.
Il a fait sortir les deux Dravons de l’astronef et ils me posent un problème. Est-ce prudent de les emmener avec nous ? Peut-être sont-ils en communion mentale constante avec les Maîtres ? Peut-être pas… Mais il me paraît difficile de les abandonner à leur sort dans la forêt.
Parce qu’ils ressemblent trop à des êtres humains.
— Dépêchons-nous, je dis… Gagnons d’abord le bord de la mer pour voir si nous avons une chance de pouvoir sauter d’île en île… On doit déjà être à notre recherche… Je suis même surpris que d’autres Astronefs du Pouvoir ne soient pas arrivés jusqu’ici… Cette épave doit être facilement repérable…, et il y a nos radiations biologiques.
Barka me désigne les deux Dravons d’un mouvement de tête.
— Fais-les passer devant.
— Il y en a un qui n’a plus de bottes.
S’il marche pieds nus, il va être à la merci des serpents.
— L’autre n’a qu’à le porter sur son dos. Quand le premier sera fatigué, ils se relayeront.
— Ça va nous retarder.
— Tu peux les abattre… Je ne m’y oppose pas.
Il a une hésitation… Sous sa cape, il porte la main sur la crosse de son pistolet, puis renonce et me jette avec mauvaise humeur :
— Je crève de chaud… Nous sommes en zone tropicale… Nous devrions abandonner nos vêtements lorgraniens, ça nous permettrait d’actionner la climatisation de nos combinaisons spatiales.
— D’accord.
Je me tourne vers Galdar :
— Il n’y a que vous qui allez souffrir.
— Non…, car je peux considérablement alléger ma tenue.
Elle enlève son justaucorps et sa jupe… Dessous, elle porte un minuscule short et un casaquin de toile qui moule étroitement ses formes.
Au-dessus des bottes du Dravon, ses jambes et ses cuisses sont nues.
— Nous pouvons y aller, maintenant.
J’aime autant car je suis de plus en plus inquiet. Naturellement, Barka et moi, avons récupéré toutes nos armes qui ont repris place dans leurs étuis.
C’est bien la mer que nous trouvons au sortir de la forêt. Une immense plage de sable fin qui commence à cent mètres de la ligne des derniers arbres.
— Pour le moment, c’est marée basse, nous explique Galdar.
Au loin, dans le soleil éclatant, nous apercevons la première de la chaîne d’îles qui relie les deux continents. Elle doit se trouver à environ trois kilomètres de la plage. Trop loin pour que nous puissions envisager de la rejoindre avec nos compensateurs de gravité… surtout en emmenant Galdar avec nous.
En un sens, nous sommes prisonniers. Je dis :
— Retournons nous abriter sous les arbres car, d’un moment à l’autre, des astronefs peuvent nous survoler.
— Ils nous détecteront, grogne Barka.
— Pas avant d’avoir inspecté les débris de l’appareil qui est tombé… Pour le moment, on doit nous croire morts.
— De toute façon, ce n’est qu’une question de temps.
— Un temps que nous pouvons mettre à profit. Puisque toute retraite nous est coupée, nous devons prendre l’offensive… A mon avis, nous devrions longer la lisière de la forêt sur plusieurs kilomètres avant d’essayer de remonter vers l’intérieur.
— Car tu veux remonter vers l’intérieur ?
— Mon but est cette vallée où se sont posées, jadis, les quatre pyramides tronquées.
— Tu es fou !
Je partage entièrement son opinion. En bonne logique, je devrais appeler le Rihan à notre secours et, une fois embarqués, foncer à toute allure vers l’espace.
Pourtant, c’est la seule solution que je n’envisage même pas. J’ai en moi l’instinct de la lutte à outrance et j’ai tout de même découvert que nos ennemis étaient vulnérables… dans certaines conditions. Pour triompher, ils doivent s’infiltrer au sein des communautés, secrètement, et ils ont besoin de points d’appuis pour étendre leur pouvoir.
C’est par les hommes qu’ils asservissent, qu’ils règnent… Mais ces hommes, ils doivent les asservir un à un…, sous le fallacieux prétexte de leur faire passer des tests.
Hors de ce cas bien particulier, ils n’ont que des armes semblables aux nôtres. Peut-être un peu plus perfectionnées, mais ce ne sont que des armes individuelles et j’ai certainement une plus grande expérience de leur utilisation que celle qu’ils peuvent en avoir.
Reste leurs pouvoirs psychiques… J’ai été envoûté…, mais ça ne m’a pas empêché de détruire l’ordinateur, et Barka aurait peut-être réagi comme moi s’il n’avait pas été assommé par les Dravons.
Reste Galdar… Elle constitue un poids mort, mais il y a toujours des impondérables… Pour le moment, elle marche devant nous d’un bon pas. Ce sont les Dravons qui nous retardent le plus. Barka qui les suit doit aiguillonner assez souvent le porteur en lui envoyant une faible décharge de son fulgurant.
Pour eux, ce sera vraiment dur lorsque nous bifurquerons et que le porteur sera obligé de marcher en pleine forêt. Jusqu’ici, ils se sont déjà relayés trois fois et cela aussi nous fait perdre du temps.
Soudain, Galdar s’arrête et attend que je sois arrivé à sa hauteur pour me signaler :
— Un fleuve.
Un fleuve assez important. A son embouchure, il a certainement plus de deux kilomètres de large. Il n’est donc pas question que nous tentions de le franchir… Ni de longer ses rives car, en zone tropicale, elles doivent être infestées de caïmans.
J’attends Barka. Il comprend tout de suite la situation et murmure :
— Avant de nous engager dans le sous-bois, nous devrions tout de même essayer de nous orienter.
— Juste.
Immédiatement, j’actionne mon compensateur de gravité et je m’élève lentement jusqu’au-dessus des plus hauts arbres… Un coup d’œil, puis je crie :
— Un peu sur notre gauche…, c’est-à-dire en oblique par rapport au fleuve, j’aperçois les premiers contreforts d’une chaîne de montagnes.
— Il n’y en a qu’une seule sur le continent Nord, me répond Galdar. C’est donc la direction que nous devons prendre si vous voulez atteindre la vallée où se sont posées les pyramides.
Quelle unanimité !… C’est vraiment là que nous désirons tous aller. C’est-à-dire, en quelque sorte, nous jeter dans la gueule du loup selon une vieille expression terrienne. Tout à coup, je me demande si nous n’avons pas tous été repris à notre insu par la puissance mentale des Maîtres ?
Si c’est le cas, résister ne servirait à rien… J’esquisse un sourire…, ça doit être cela car je n’ai jamais été aussi docile de ma vie.
A mon poignet, je possède une boussole réglable… Une boussole qui ne représente rien sur Lorgra, mais qui indique tout de même son champ magnétique le plus important.
Ma vie d’aventures sur d’innombrables planètes m’a appris que ce n’étaient pas toujours les pôles… C’est pour cela que ma boussole peut se régler sur n’importe quel appel.
Je coordonne soigneusement mes repères… En baptisant Nord la chaîne de montagnes, en fait c’est à peu près cela à l’estime, je compte environ 15 à 20°de décalage ; décalage dû sans doute aux deux lunes dont une reste visible en plein jour.
Je redescends… Sous l’atroce chaleur, nous avons tous très soif et ce sont les Dravons qui nous sauvent la mise… Celui qui porte les bottes pour le moment nous désigne avec envie une sorte d’énorme courge qui pousse sur une liane enveloppant le tronc d’un arbre énorme à environ un mètre cinquante de hauteur.
Avec un haussement d’épaules, je lui fais signe qu’il peut aller décrocher cette courge et, dès qu’il a mordu dedans, il en sort un liquide clair assez semblable à de l’eau.
— Des manamis, s’exclame Galdar. J’en ai entendu parler… Il n’en pousse pas sur le continent Sud, mais on en fait mention dans certains récits d’explorateurs. Récits qui datent des débuts de la colonisation.
— Cette eau est comestible ?
— Et paraît-il même très fraîche.
Autant essayer… Je coupe un manamis avec mon couteau, puis je l’entaille légèrement pour boire à la régalade. Délicieux… C’est vraiment de l’eau… Une eau pure et fraîche comme si elle sortait d’une source en montagne.
Immédiatement, je tends ma courge à Galdar pendant que Barka en coupe une autre… Bientôt, nous sommes tous en train de nous désaltérer. La providence !… Le seul ennui, c’est que ces courges pèsent chacune plusieurs kilos et qu’il n’est pas question que nous puissions en emporter avec nous.
— Aucune importance, fait Galdar, nous en trouverons partout dans la zone tropicale…
Elles disparaîtront lorsque nous atteindrons les premiers plateaux de la chaîne de montagnes où nous rencontrerons des rivières et des torrents.
Donc, pas de problème de ce côté-là. Rafraîchis, reposés, nous pouvons envisager de reprendre notre route. Dans la forêt, cette fois, où nous avons beaucoup de peine à marcher. Je continue à être assez surpris qu’on ne nous ait pas encore attaqués.
Les Maîtres auraient dû se manifester depuis longtemps, d’une façon ou d’une autre, ne fût-ce qu’en envoyant des astronefs de reconnaissance… Tout se passe comme si l’ordinateur que nous avons détruit était le seul de son espèce.
Cela signifierait que Lorgra est entièrement délivrée et ça, je peux difficilement l’admettre. Je crains plutôt que nous ne soyons de nouveau tous asservis, et que notre volonté d’atteindre coûte que coûte la vallée aux pyramides nous soit imposée par les Maîtres.
Une idée que je garde pour moi. Inutile d’affoler Galdar pour le moment. Le Dravon sans botte s’est approché de moi et me désigne à la fois mon couteau et la courge qui lui a permis de boire, puis ses pieds. Couteau-Courge… Pieds… Envisage-t-il de se tailler des chaussures dans l’écorce du fruit ?
Je prends le risque de lui abandonner mon couteau tout en restant sur mes gardes… Mon idée était la bonne. Il y a un sens pour tailler la courge, y pratiquer une ouverture suffisante pour y glisser le pied…
C’est ce que fait le Dravon, avec une satisfaction qu’il n’essaye pas de cacher. Je murmure :
— Normalement, ça ne devrait pas le protéger des serpents.
— Il n’en a peut-être pas aussi peur que nous, fait Barka. Dans l’ancien temps, lorsqu’il y avait encore des nègres sur Terre O, ils marchaient pieds nus dans les forêts africaines.
Evidemment… Le Dravon me rend mon couteau. Il est vraiment comme un petit animal plein de docilité.
— En route…
Cette fois, je prends la tête. Dans la main droite, je tiens mon couteau, dans la gauche mon fulgurant. Le couteau pour couper les lianes chaque fois que ce sera nécessaire.
Dès que nous nous sommes enfoncés dans le sous-bois, la chaleur nous écrase. Une chaleur lourde dans laquelle on respire mal. Avant de repartir, Galdar s’est enduit le corps avec son liquide qui chasse les insectes-tueurs et elle nous en a donné aussi… pour notre visage et nos mains.
Il n’a pas été question de permettre aux Dravons de s’en couvrir le corps car tout le flacon y aurait passé. Et ils n’ont pas l’air de craindre les insectes car, lorsqu’ils se posent sur leurs corps, ils ne les chassent même pas. C’est peut-être la façon la plus efficace de lutter contre eux, après tout…
Nous marchons déjà depuis une heure et nous avons fait deux pauses. Les deux fois, Barka s’est servi de son compensateur de gravité pour s’élever au-dessus des arbres.
Selon son appréciation, nous atteindrons les premiers contreforts de la chaîne de montagnes dans une vingtaine de minutes. Cela ne voudra pas dire que ce sera la fin de nos ennuis, mais nous sortirons au moins de cette fournaise humide qui semble nous écraser.
En marchant, nous avons dû continuellement nous servir de nos fulgurants, à faibles charges, pour ménager l’énergie dont nous disposons… contre de très gros serpents, une sorte de sanglier à la hure ornée d’une corne aussi longue qu’une lance et contre deux carcals.
Galdar est épuisée et, lorsque nous repartons, je dois la soutenir. Les Maîtres ne se sont toujours pas manifestés… Vingt minutes, selon Barka. Nous avançons déjà depuis un bon quart d’heure lorsque nous débouchons dans une clairière…
— Faisons une dernière balte…
Ce qui gêne le plus Galdar, c’est la difficulté que nous éprouvons tous à respirer et, dès que nous nous sommes arrêtés, elle me demande d’une voix haletante :
— Gil… Vous allez grimper jusqu’au sommet de ces arbres ?
— Pour voir où nous en sommes ?
— Je vous en prie, prenez-moi avec vous… J’ai l’impression que, là-haut, je pourrai trouver un peu d’air frais.
— Accrochez-vous.
Je la prends moi-même par la taille et elle noue ses bras autour de mon cou. Nous nous enlevons ensemble… La chaîne de montagnes s’est terriblement rapprochée…
Encore une très courte étape et nous y serons. Normalement, je devrais redescendre immédiatement. Mais au lieu de cela, je prends appui sur le faîte d’un arbre géant afin que Galdar puisse continuer à respirer.
— Merci.
En dessous de nous, la clairière s’emplit brusquement de grognements… Une centaine de Dravons viennent de surgir des buissons et Barka a été pris par surprise… Il se défend, mais n’a pu saisir ses armes.
Sans hésiter, je détache une grenade à fumée offensive de ma ceinture et je la lance au milieu de la mêlée… et, tout de suite après, une seconde… Elles éclatent en touchant le sol et, immédiatement, le spectacle devient hallucinant.